De moi à vous

Le jeune homme

Avant il y avait eu en vrac : Les années, Une femme, La honte, Les armoires vides, La place … et tant d’autres.


Annie Ernaux octogénaire aujourd’hui, agrégée de lettres était la compagne de mes années de jeune femme, jeune maman, jeune professeur(e) et avant cela étudiante.
Je l’aimais.

Je me retrouvais dans ces « auto-socio-biographies », cette extraction d’un milieu familial modeste, les bancs de la fac, le mariage très tôt, les enfants déjà là et cette déception devant un avenir qu’on imaginait radieux et qui s’avère morose : les corvées des enfants petits, le ménage, le mari qui rentre tard, la vie professionnelle mise entre parenthèses.


Un peu à la Balzac, un avenir de provinciale qui s’était hissée un cran au-dessus et la déception qui allait avec. Derechef.
Je me retrouvais dans cette écriture sèche, sans affect particulier où les choses sont dites dans leur nudité d’évènements, où tous les évènements de la vie deviennent sujets romanesques.


Je me souviens même l’avoir rencontrée.
J’habitais Grenoble alors. J’étais terriblement émue de ce que je voyais comme un rendez-vous tant je vivais avec elle près de moi depuis des années.
Je posais deux ou trois questions qui toutes avaient le mérite d’avoir été posées par ailleurs. Je me pensais brillante, n’avais-je pas réussi ma thèse « Mention Très bien » ? Je me découvrais pitoyable car impressionnée par ce qu’elle dégageait de contenu, une timidité que la mise à nu qui était son terrain de jeu dans ses romans, ne laissait pas présager.


Je ne devais plus jamais avoir l’occasion de la rencontrer.


Et puis j’ai pris de l’âge. Elle s’est éloignée de moi ou plutôt j’en ai eu assez de ce déballage de sa vie : son cancer du sein, son IVG, ses amants de passage.

J’ai été en colère contre elle, elle me décevait. Tout me décevait même si je continuais obstinément à lire ses romans. Le jeu de miroir, lui, perdurant.


Et voilà que parait ces jours  » Le jeune homme  » : une liaison qu’elle a eue, quinquagénaire alors, avec un homme de trente ans son cadet. Un jeune homme qui l’appelait « ma meuf », regardait « téléfoot ».
 » Souvent, j’ai fait l’amour pour m’obliger à écrire […]. J’espérais que la fin de l’attente la plus violente qui soit, celle de jouir, me fasse éprouver la certitude qu’il n’y avait pas de jouissance supérieure à celle de l’écriture d’un livre. »


Avis aux écrivains en panne d’inspiration : forniquez !

L’écrivaine inverse le cours des choses et vit à l’envers ce qu’elle a toujours raconté : être transfuge de classe. Là, soudainement, c’est elle la bourgeoise, c’est elle qui a l’argent, c’est elle qui a le pouvoir symbolique, culturel. Lui, il a 20 ans, il n’a rien et elle se retrouve dans son petit studio qui donne sur l’hôpital où elle a avorté.


Bref. Tout cela est palpitant. Le « roman » ne fait qu’une trentaine de pages en gros caractères.


Parfois j’ai l’impression qu’à vouloir faire de sa vie un terreau d’inspiration, Annie Ernaux râcle un peu les fonds de tiroir, là où il n’y a plus grand chose qu’un peu de poussière qui laisse une trace noire sur le bout du doigt et dont on se débarrasse vite fait dans le torchon de la cuisine.

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